INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE

INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE
INTELLIGENCE ÉCONOMIQUE

’intelligence économique

En cette fin de siècle, les entreprises évoluent dans un environnement mondial soumis à des transformations radicales. La fin de l’affrontement idéologique Est-Ouest entre deux entités dominantes marque l’avènement d’une nouvelle géographie économique caractérisée par la multiplicité des échiquiers d’action: l’échiquier de la mondialisation des échanges, sur lequel s’affrontent les entreprises multinationales, celui des zones économiques (Union européenne, Accord de libre-échange nord-américain, zone Asie-Pacifique), celui des économies nationales et celui des régions. Fait rarissime dans l’histoire économique mondiale, aucun pays ne domine, mais plusieurs nations s’opposent en une confrontation commerciale exacerbée.

Les entreprises, les États et les régions, désormais engagés dans une logique paradoxale de coopération-concurrence, sont contraints de définir leurs stratégies en fonction d’une nouvelle grille de lecture et d’interprétation de cet environnement multiple, mouvant et imprévisible. L’efficacité de ces stratégies repose alors sur le déploiement de véritables dispositifs d’intelligence économique qui instituent le pilotage stratégique de l’information comme levier majeur au service de la performance économique et de l’emploi.

L’intelligence économique se définit comme l’ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement, de distribution et de protection de l’information utile aux acteurs économiques et obtenue légalement (Commissariat général du plan). Elle prolonge les différentes actions de veille et de protection du patrimoine, en intégrant précisément les stratégies d’influence et les réalités culturelles liées à chaque entreprise, à chaque région.

Trois fonctions majeures la caractérisent: la maîtrise du patrimoine scientifique et technologique, la détection des menaces et des opportunités, l’élaboration de stratégies d’influence au service de l’intérêt national et/ou de l’entreprise. L’intelligence économique constitue ainsi un outil à part entière d’interprétation permanente de la réalité des marchés, des techniques et des modes de pensée des concurrents et des partenaires, de leur culture, de leurs intentions et de leurs capacités à mettre celles-ci en œuvre.

Les systèmes étrangers d’intelligence économique

La lutte pour la suprématie économique mondiale se déroule selon une logique d’interdépendance qui conduit chacun des acteurs à tisser de multiples réseaux et à rechercher des alliances avec ses concurrents. Dans ce contexte, l’analyse des systèmes d’intelligence économique les plus performants s’impose comme une priorité. Contrairement à la réalité américaine, les systèmes japonais et allemand ont une histoire longue. Ils se sont en outre constitués dès l’origine sur la base de synergies collectives fortes entre acteurs publics et privés.

Le système japonais d’intelligence économique prit naissance progressivement au cours de l’ère Meiji. Les élites japonaises ont développé une culture dynamique du secret, afin de préserver l’indépendance économique de leur pays face aux exigences des États occidentaux. L’usage intensif et collectif de l’information économique fut le vecteur de l’édification de la puissance industrielle japonaise, aujourd’hui consacrée à une politique de conquête des marchés mondiaux. Cette politique d’expansion économique et de transposition des acquis technologiques occidentaux a suscité, à l’échelle de la planète, d’innombrables réseaux d’influence et de collecte d’informations.

Complexe et coûteux, le dispositif japonais repose sur des méthodes d’appropriation sophistiquées telles que les échanges de chercheurs, les alliances stratégiques, le rachat de petites sociétés d’innovation ou le lancement de grands programmes mondiaux de recherche (Human Frontiers). Ce dispositif animé par le ministère du Commerce extérieur et de l’Industrie (M.I.T.I.) et les grands groupes s’appuie sur de multiples canaux de communication assurant la cohérence, l’évaluation et la réorientation permanente du système.

La pratique allemande de l’intelligence économique jouit également d’une mémoire historique longue. L’esprit collectif qui l’anime trouve ses origines, à partir du XIIIe siècle, dans l’organisation commerciale de la Ligue hanséatique, véritable réseau d’affaires et de pilotage de l’information économique entre marchands, commis voyageurs et financiers. Au XIXe siècle, le jeune État allemand incite banquiers et industriels à coopérer, afin de pallier sa faible crédibilité financière et de contester la suprématie anglaise. Cette volonté fonde aujourd’hui l’organisation des flux d’informations, qui convergent vers le cœur stratégique allemand constitué par les banques, les grands groupes industriels et les compagnies d’assurances.

Le système allemand d’intelligence économique mobilise efficacement un ensemble élargi d’acteurs (membres de la diaspora allemande dans le monde, syndicats ouvriers ou sociétés de commerce international, au nombre d’environ six mille). La capacité d’élaboration de véritables stratégies de positionnement sur les marchés mondiaux allie la coopération politique et culturelle à la coopération économique et technologique. Les fondations proches des partis politiques, comme la fondation Konrad-Adenauer, jouent ici un rôle essentiel. Implantées à l’étranger, elles contribuent en tant qu’instrument d’influence à diffuser le modèle économique et culturel allemand, tout en alimentant les réseaux d’information.

L’économie américaine, pour sa part, dispose d’un véritable arsenal dans le domaine de l’intelligence économique. Mais, contrairement au Japon ou à l’Allemagne, cet arsenal pâtit d’un déficit d’efficacité collective. À partir des années 1950, la pratique de l’“intelligence concurrentielle” (competitive intelligence ) s’est développée dans les grandes entreprises, mais elle ne fonctionnait que dans le cadre de la concurrence acharnée que se livraient des groupes tels que Ford et General Motors sur leur marché domestique. L’intensification de ces pratiques a entraîné deux conséquences majeures pour l’économie américaine. D’une part, les États-Unis possèdent aujourd’hui le premier marché privé de l’information, animé par un objectif de rentabilité immédiate au détriment de toute recherche d’efficacité collective. D’autre part, l’orientation domestique des pratiques d’intelligence économique a faussé la perception des menaces concurrentielles extérieures. Longtemps masquées par l’hégémonie américaine, celles-ci se sont révélées brutalement aux entreprises dans les années 1980.

Le gouvernement américain a pris récemment conscience de l’enjeu de l’intelligence économique. Au sein de l’Administration Clinton, un courant favorable à la promotion des secteurs industriels clés de l’économie américaine est à l’origine de la création d’un Conseil de sécurité économique destiné à éclairer le président dans ses choix et à apporter les solutions utiles contre les agressions économiques extérieures.

Le dispositif français d’intelligence économique

L’analyse comparée des systèmes d’intelligence économique dans le monde a été conduite de façon approfondie pour la première fois en France au sein du groupe de travail du Commissariat général du plan, présidé par Henri Martre (1994). Il ne s’agissait pas de rechercher des modèles à transposer, mais de concevoir une grille de lecture innovante, révélatrice des points forts et des lacunes du pays en la matière. Or, à l’heure où la compétition sur les marchés mondiaux appelle à la mobilisation collective des capacités offensives et défensives des acteurs économiques, le dispositif d’intelligence économique français demeure très en retrait de l’efficacité requise par les enjeux.

Les entreprises et les banques disposent pourtant d’un riche passé dans la pratique de l’intelligence économique. Au début du siècle, les “voyageurs” de la société Michelin constituaient un véritable réseau de veille stratégique. Actifs sur les marchés étrangers, ils identifiaient les opportunités commerciales et orientaient par leurs informations les décisions d’implantation internationale de l’entreprise. Sait-on que le Crédit lyonnais, sous la IIIe République, était internationalement à la pointe des actions de gestion offensive de l’information?

L’absence d’une culture écrite de l’intelligence économique et la mauvaise gestion du secret ont entravé la transmission cohérente de ces savoir-faire essentiels. Il en résulte de nombreuses lacunes dans le dispositif français, aujourd’hui embryonnaire et éclaté, ainsi qu’une prise de conscience relative par les décideurs du rôle joué par la gestion stratégique de l’information dans la compétitivité et dans la défense de l’emploi.

Trois freins majeurs s’opposent encore à une large diffusion de l’intelligence économique. En premier lieu, sa pratique dans les entreprises ne repose que sur une culture propre à certains métiers. La veille stratégique n’est ainsi développée qu’au sein d’entreprises sensibilisées de secteurs en alerte, tels que l’aéronautique, les télécommunications, l’énergie ou la chimie. Le savoir-faire accumulé y est entretenu par les seuls spécialistes. Il fait rarement l’objet d’une concertation ou d’une diffusion régulière.

Par ailleurs, les deux fonctions “informatives” clairement identifiées par les entreprises sont la protection du patrimoine industriel et la veille technologique. Essentiellement développées dans les grands groupes, elles sont orientées vers l’innovation et la commercialisation des produits, et attestent de ce fait d’une conception partielle de l’intelligence économique, plus défensive qu’offensive.

Enfin, le dispositif français est caractérisé par la faiblesse du marché privé de l’information et par la prédominance de l’État. Issu d’une tradition historique, le dispositif public de collecte et de diffusion de l’information économique, scientifique et technique demeure cloisonné et dispersé. En outre, malgré la diversité des flux de données, les entreprises sont confrontées à une offre publique inadaptée à leurs besoins opérationnels, notamment lorsqu’il s’agit d’informations relatives aux marchés étrangers.

Ainsi les lacunes du dispositif français d’intelligence économique conduisent à une évaluation floue des menaces et des opportunités, ainsi qu’à un déficit d’ajustement stratégique. Ces carences se révèlent précisément dans la méconnaissance des dispositifs étrangers les plus offensifs, notamment de leur capacité à construire des stratégies d’influence au service de leur propre intérêt national.

Enjeux pour la France et perspectives pour l’Europe

L’analyse comparée des systèmes d’intelligence économique dans le monde a mis en lumière trois points saillants: l’information constitue un atout essentiel de la compétitivité des économies les plus offensives; la rentabilité de l’information, pour une entreprise, réside dans l’exploitation légale des 90 p. 100 d’informations “ouvertes”; les nations et les entreprises qui développent une pratique collective de l’information et savent mobiliser la dimension culturelle dans la compétition mondiale bénéficient d’un avantage concurrentiel déterminant.

À cet égard, la méconnaissance de l’intelligence économique comme la maîtrise insuffisante des réseaux d’information constituent des risques réels pour les entreprises françaises quotidiennement confrontées aux stratégies construites de leurs partenaires et de leurs concurrents. L’exemple des coopérations industrielles avec l’étranger le montre bien: le partenaire qui contrôle les flux d’intelligence économique au sein de la dynamique de l’accord saura inévitablement tirer profit de l’asymétrie qu’il aura instaurée dans le rapport de forces, et cela quelle que soit l’issue de l’accord. Dans le domaine des technologies clés, l’absence de maîtrise des réseaux d’information peut ainsi conduire à une suprématie irréversible des concurrents.

On conçoit alors la nécessité pour la France de renforcer ses outils de diagnostic et d’influence, non seulement au sein de l’Union européenne, face aux stratégies mises en place par les États membres qui disposent de savoir-faire établis en intelligence économique, mais surtout au regard des défis posés par les réseaux d’alliances stratégiques mondiaux qui se tissent actuellement entre les États-Unis et le Japon dans le domaine des hautes technologies.

Dans ce contexte, l’évolution vers une culture ouverte et collective de l’information s’impose. Elle est indissociable de l’élaboration d’une vision partagée des objectifs et appelle une révision des modes de réflexion et des comportements de l’ensemble des acteurs, comme le souligne le rapport du groupe Martre. À ces derniers, l’apprentissage de l’ère stratégique impose désormais de savoir conjuguer la stricte logique productive et commerciale et l’interprétation de facteurs culturels des environnements multiples. Ils ne pourront orienter efficacement les dispositifs de veille et d’influence sans vision de long terme ni forte cohérence prospective.

Ainsi, dans les entreprises, les états-majors des groupes et les responsables des P.M.E.-P.M.I. doivent s’impliquer dans la mise en œuvre de l’intelligence économique en explicitant et en hiérarchisant leurs besoins en informations selon des orientations clairement définies. La création d’une fonction d’animateur de l’intelligence économique doit accompagner la mise en place d’une organisation flexible fonctionnant en réseau.

Il revient à l’État de jouer ici un rôle incitatif puissant et d’orienter efficacement les missions des administrations concernées. La veille technologique et économique, orientée vers leurs besoins et ceux des entreprises, devrait constituer une priorité absolue pour concevoir des visions stratégiques adaptées aux pôles multiples de l’économie mondiale. L’État doit se doter en outre d’une véritable doctrine de la sécurité économique, en s’appuyant sur le nouveau Code pénal, qui élargit le champ de la protection des intérêts fondamentaux de la nation au potentiel économique et technologique des entreprises.

À l’échelle des régions, trois priorités s’imposent aux acteurs locaux, qui doivent bâtir leurs stratégies sur l’intensification croisée des actions de développement local, sur des alliances interrégionales, nationales et européennes, ainsi que sur des réseaux d’appui à l’exportation associant les entreprises, les collectivités territoriales et les services compétents de l’État.

L’efficacité collective de ces pôles essentiels d’un système d’intelligence économique national à bâtir ne saurait être atteinte sans une urgente redéfinition du rôle des organisations professionnelles et des banques dans le recueil, le traitement et la distribution de l’information et sans la création d’enseignements académiques et professionnels spécifiques dans le domaine de l’intelligence économique.

À peine les enjeux de l’intelligence économique sont-ils posés en France que déjà leur pertinence s’impose pour les institutions de l’Union européenne et que se révèle nécessaire l’engagement d’une réflexion sur les outils et la finalité de la démarche. On a cité l’exemple des réseaux planétaires d’alliances nippo-américains dans le domaine des hautes technologies et de l’information. Au risque de dépendance stratégique ainsi créé pour elle l’Union européenne doit répondre par l’affirmation d’une forte identité culturelle. Seule une démarche d’intelligence économique concertée permettra un rééquilibrage maîtrisé des rapports de forces au sein de ces réseaux mondiaux. La Commission des Communautés européennes ne s’y est pas trompée qui, dans une communication intitulée Une politique de compétitivité industrielle pour l’Union européenne (sept. 1994), propose de “tirer parti des atouts de l’Union européenne dans l’exploitation du nouveau concept de l’intelligence économique, qui constitue l’un des aspects majeurs de la société de l’information”. De même, le développement sans précédent de l’illégalité économique (circuits mafieux, contrefaçons, etc.) exige une réponse européenne qui ne peut tolérer aucune erreur d’appréciation. À travers la diffusion de nouvelles règles de gestion de l’information n’est-ce pas, en fin de compte, l’enrichissement démocratique de nos sociétés qui est en jeu?

Répondant au besoin urgent d’appréhender l’économie dans un autre langage que celui, réducteur, de la simple compétitivité, l’intelligence économique ne propose ni modélisation ni vision miraculeuse des échanges, simplement une démarche qui s’attache inlassablement à déchiffrer indices et signes, à interpréter, à écouter et à comprendre. Ce comportement cognitif fait référence à une forme d’intelligence, la mètis grecque, ou intelligence rusée, longtemps occultée par la pensée trop rationnelle et la science triomphante, et qu’il convient à présent de réinterroger, afin de mieux définir les outils de l’intelligence économique. “Engagée dans le devenir et l’action, la mètis, rappellent Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant, est bien [...] un mode du connaître; elle implique un ensemble [...] d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combine le flair, la sagacité, la prévision, la débrouillardise, l’attention vigilante...” Multiple et polymorphe, “elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes [...], qui ne se prêtent ni à la mesure précise ni au raisonnement rigoureux”.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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